Intervention de Pierre FIGUET

en classe de Philo (Olivier MARET) le 30 mai 2008

MÉMOIRE ET HISTOIRE

Pour illustrer la différence entre Histoire et Mémoire, je vous propose deux thèmes: la peur et la mort.
À travers quelques exemples de ma propre vie.

Le 5 juin 1944 les miliciens interrompent brutalement les épreuves du bac et réunissent tout le monde dans la cour d’honneur. C’est là qu’à l’appel de mon nom je me présente devant le général Dagostini et ses officiers. Sous les coups venant de toutes parts, je tombe; je me relève, et on m’emmène à côté de mes neuf camarades déjà arrêtés, debout face au mur, fusil-mitrailleur en batterie dans le dos.
Dans l’action, on ne pense pas. Mais immobile, la conscience de la situation s’impose: en quelques instants, j’étais passé de la situation d’homme libre à celle de captif soumis au bon vouloir de ses maîtres. Choc brutal! J’ai senti que ma jambe droite se mettait à trembler. Je devais passer constamment d’un pied sur l’autre pour maîtriser ce tremblement, ce qui m’évitait de trop penser à mon avenir.

Puis les miliciens ont fouillé nos affaires. Je savais ne posséder aucun document au lycée. Aucun sauf un, qui était de taille: une notice sur le maniement du fusil-mitrailleur, cette redoutable arme de guerre. Cette notice, soigneusement pliée dans la poche d’un pantalon au dortoir, échappa à leur attention. Je me sentis moins obsédé par son existence, jusqu’à mon deuxième "interrogatoire". Le capitaine Devitte brandissait un devoir d’anglais récupéré dans le blouson qu’on m’avait fait apporter, que notre malicieux prof d’anglais avait intitulé "débarquement anglais sur les côtes de France". Or le Débarquement du 6 juin 44 venait d’avoir lieu, et Devitte en déduisait que je disposais d’un message crypté. Je me suis fait sérieusement tabasser par trois miliciens, mais, au delà des coups, j’ai senti renaître une profonde angoisse en comprenant que si par hasard on me faisait parvenir mon pantalon sans le débarrasser de ses affaires comme pour le blouson, je n’aurais guère d’arguments à présenter pour ma défense. Je n’ai été délivré de cette hantise profonde qui jaillissait à chaque incident, que lorsque le train a démarré de la gare de Bourg ….pour l’Allemagne.

Mon troisième exemple sera celui d’un bombardement. Notre importante usine en a subi seize, et notre camp jouxtait l’usine. Je travaillais de nuit et, le jour, j’étais au camp et je dormais cet après-midi où la sirène d’alerte est venu me réveiller. Notre camp était équipé d’un système d’abris sommaires: une tranchée en V de 2,5 mètres couverte d’une mince paroi de béton. Elle protégeait des éclats d’obus ou de bombe, mais pas des bombes elles mêmes. Ces tranchées couraient en zig-zag afin de couper l’effet de souffle qui aurait tué tous les occupants. Dans l’abri, nous étions deux, assis côte à côte. Un troisième était assis sur le banc d’en face.
Le bruit des avions était déjà intense, mais il ne cessait de grandir, il imprégnait tout, autour de nous; nous avions l’impression que l’espace vibrait à l’unisson des puissants moteurs des 150 forteresses volantes de l’escadrille qui venait vers nous. Ce bruit monte en fréquence tant que les appareil s’approchent, jusqu’au moment où ils lâchent leurs cargaison de bombes en chapelets: c’est alors un miaulement qui vire au suraigu jusqu’à l’explosion finale. Nous savions tout ça, y compris que plus le miaulement est bref, plus la bombe est proche. Nos oreilles tendues analysaient ces bruits et les décryptaient. Le vacarme et le fracas qui déferlaient déjà sur l’usine arrivait sur nous…, le danger mortel était là, écrasant, presque palpable.
Assis sur nos bancs, prostrés et immobiles, nous n’étions plus que des sacs de trouille avec deux grandes oreilles.
Et quand le gars d’en face, à l’extrême bout de sa panique, s’est jeté à plat ventre en grattant le sol et en implorant "Maman! maman!", je luttais désespérément pour garder une dignité de façade et ne pas me recroqueviller pour offrir moins de prise à la bombe qui allait arriver.
Les secondes interminables ont pris fin, les avions sont passés, le bruit a décru. La peur s’est atténuée lentement. Ni faraud, ni indiscret, j’ai quitté l’abri sans regarder l’homme à terre qui se relevait.

Mon dernier exemple sera encore un bombardement. Cette fois, à l’appel de la sirène, j’étais parti dans les bois voisins comme nous y étions autorisés. Dans une clairière, trois arbres imposants apportaient une protection bien illusoire à trois groupes de quatre ou cinq personnes.
Le bombardement de l’usine était intense, mais trop lointain pour représenter une menace pour nous.
C’est alors qu’une batterie mobile de DCA (la Flak) s’est révélée toute proche, cachée à notre vue par une végétation plus dense. Elle s’est mise à tirer sans discontinuer. Ses rafales sèches et répétées ont fini par attirer l’attention des chasseurs d’accompagnement anglais. Plongeant en piqué sur leur cible dans un vrombissement connu, ils ne lâchaient leurs chapelets de bombes qu’au dernier moment dans un sifflement strident qui précédait d’une fraction de seconde l’explosion. Les éclats de la Flack tombaient de tous côtés. Nous protégions notre nuque avec nos bras. L’un de nous, touché à la tête, saignait abondamment, l’air était chargé de poussière et de débris projetés par les bombes dont l’une tombée à moins de vingt mètres; un homme à genoux criait "priez! Dieu seul peut nous sauver!". 
Et puis la batterie de la Flak a sauté, et l’enfer s’est arrêté.

J’en resterai là pour la peur.

 

Je n’avais jamais vu de mort jusque là. Enfant, mes parents m’avaient tenu à l’abri de la monstruosité de la disparition de cinq de leurs frères et sœurs tous morts successivement de maladie entre 19 et 35 ans, face à une médecine impuissante et trop chère.

Nous construisions un bunker: une sorte de maison à trois niveaux avec des planchers de béton fortement armé de 1,50 m d’épaisseur, destiné à la protection antiaérienne des personnes. Nous avions coulé le deuxième niveau ce jour où la sirène a sonné. Nous avons filé dans les bois, mais cinq d’entre nous ont pensé que la probabilité qu’une bombe tombe juste sur eux était faible et que, dans ce cas, si le 2ème niveau était traversé, le 1er résisterait. Ils se sont donc réfugiés dans une pièce du rez-de-chaussée du bâtiment.
Malheureusement, une bombe a traversé le 2ème niveau, puis le premier, et a explosé juste dans leur "abri"!
Quand je suis arrivé sur place, une équipe avait déjà enlevé ce qui restait de reconnaissable des corps afin de les identifier. Il ne nous restait qu’à enlever le non identifiable: une sorte de pâté faite de chair et d’os écrasés et de débris de vêtements, projeté contre les murs. Nous avons raclé les murs avec des pelles et empli des sacs de ciment vides. Cette bouillie était ce qui restait de nos camarades.

Un jour où je m’étais enfui dans les bois, je rentrais seul, le bombardement terminé. Au bord d’une vaste clairière, un gros hêtre était déchiqueté par une bombe tombée juste sur sa fourche principale. Les branches petites et grosses avaient volé alentour dans un grand désordre. J’aperçus un uniforme kaki. Je m’approchais.
Étendu sur le dos, la tête appuyée sur une branche, le soldat australien (il y avait dans notre camp des prisonniers de guerre) était immobile. Je me penchais, et tout à coup je compris: l’homme qui était là, ce n’était pas tout à fait lui: un éclat de bombe avait tranché net la totalité de son crâne. La cervelle de cet homme était dispersée dans la clairière: la face, intacte, n’était plus qu’un masque! N’est-on plus qu’un masque, quand on est mort? ou plus rien? Que signifie notre "dépouille"? Est-ce "lui", qu’on enterrerait en Australie, après la guerre?

Quand je me suis évadé, nous avons circulé pendant plusieurs jours entre, ou à proximité immédiate, des lignes de front, qui étaient floues et changeante sous la pression de l’Armée Rouge. Un jour que nous débouchions dans une forêt ravagée par des bombes, où des soldats soviétiques circulaient entre les arbres abattus, nous arrivions devant un alignement de quelques dizaines de mètres formé par des corps empilés comme des bûches de bois. Il faut dire qu’il faisait entre moins dix et moins vingt degrés. C’est alors qu’un lieutenant soviétique du NQVD nous jugea suspects; il nous conduisit dans un bâtiment proche qui servait de centre de commandement et après un interrogatoire infructueux en russe, nous confia à trois autres officiers qui poursuivirent un interrogatoire qui n’avait aucune chance d’aboutir, mais qui convainquit les officiers que nous étions véritablement suspects et ils entreprirent de frapper violemment deux d’entre nous, déjà tombés à terre.
L’un des officiers se recula alors, et il arma sa mitraillette. Un autre en fit autant, et je confiais rapidement à mon ami Geo que nous ne pourrions échapper à notre sort immédiat qu’en sautant à travers la fenêtre sans prendre le temps de l’ouvrir. Les soldats grouillaient pourtant tout autour du bâtiment, ils étaient tous armés de leur mitraillettes, et les files de corps entassés n’étaient qu’à quelques mètres. Mais ici, la mort allait arriver dans la seconde … lorsque la porte s’ouvrit. Le lieutenant du NKVD réapparut et nous comprîmes que toutes nos dernières chances s’évanouissaient.
Mais… c’est à "ses" officiers qu’il s’en prit, arrachant même de force celui qui continuait à frapper notre camarade à terre. Ils essayèrent de protester, mais il les mit proprement dehors tous les trois, quoique deux d’entre eux soient capitaine alors qu’il n’était que lieutenant…mais du NKVD. Il s’en est suivi près de quinze heures de marche à pied dans la neige, mais nous étions vivants.

Nos pérégrinations en territoire libéré mais occupé par les Soviétiques nous ont conduits à Lublin. Nous avions auparavant croisé des déportés échappés d’Auschwitz, et nous avions conscience de ce qu’étaient les camps d’extermination. Je décidais donc d’aller visiter Maïdanek. Proche de l’entrée du camp, une cabane de quatre ou cinq mètres de large était au bord du chemin. Sur une hauteur de deux mètres, elle était pleine de chaussures d’enfants. Je m’arrêtais, je regardais, encore incrédule. Je finis par prendre dans mes mains une de ces petites chaussures d’un enfant de quatre à cinq ans. C’était une chaussure blanche, à bride, bien propre, presque neuve. J’ai tenté de me représenter l’enfant qui la portait., qui sautillait, qui riait.
J’avais conscience de l’émotion que j’aurais du éprouver à cette vue et cette évocation qui me fascinaient; et j’ai gardé dans mes mains cette chaussure que j’ai reposée avec précaution sur le "tas". Mais j’avais vu beaucoup de morts, j’y avais échappé moi même de bien peu, et quoique n’ayant jamais envisagé le meurtre organisé d’enfants, mon émotion me restait à l’intérieur, comme définitivement enfermée, mais tout aussi définitivement imprimée dans ma mémoire.

Je vous ai dit ce qui me paraît différencier la mémoire de l’histoire.
La mémoire est individuelle, elle ne se transmet que de personne à personne, essentiellement par la voix; elle échappe à la numération, à la statistique. Elle est comme un nuage qui flotte pour toute la vie autour de la tête.
Elle nous rappelle que, au delà du sang, il y a les larmes.


Pierre Figuet

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