LES VALEURS DE LA RÉSISTANCE
Qu’est-ce qu’une Valeur pour un Résistant ?

5 octobre 2001 (classe de philosophie)


Permettez moi de transposer les questions posées:
Les Valeurs qui inspiraient les Résistants étaient-elles les mêmes que celles qui leur étaient nécessaires? (pour leur combat)
J’y ajouterai: Quelles ont été, par la suite, les conséquences de ces Valeurs "de survie" et "de culture"? Ou encore: le ferment a-t-il été fécond?
Aujourd’hui, la distorsion entre les Valeurs officielles et les Valeurs vécues est évidente: les Valeurs éthiques, sont différentes des Valeurs politiques (cf. les mises en examen).
Dans le choc des cultures et des civilisations, pouvons-nous croire qu’il existerait des Valeurs absolues?
Il est exceptionnel de pouvoir vivre un engagement pour une cause juste et un objectif humaniste. Nous avons eu cette chance, me semble-t-il. Mais qu’en est-il réellement?
Tout d’abord: une parenthèse en forme de boutade: le travail est-il une valeur ?
Très certainement, répondaient les nazis, puisque "Arbeit macht frei". Ils avaient aussi d’autres formules comme "Gott mit uns" qui revient à la mode, estampillée à l’intégrisme.
Les Valeurs les plus nobles, lorsqu’elles s’habillent d’absolu, s’enlisent dans leur propre vocabulaire et se pervertissent dans l’inhumanité.
L’homme a ceci de particulier qu’il est capable de "penser librement". Les hommes décident, puis acceptent, de vivre dans une société régie par des lois. Or, ce "droit", légal, censé être légitime est en constante adaptation; c’est dire qu’il peut, un moment, être inacceptable, et même d’une criante injustice, avant qu’il ne soit modifié.
Lorsque aucun exutoire n’est prévu, il ne reste que le recours à la violence, qui s’impose dans les esprits comme un droit d’insurrection
Puisque je suis là pour vous parler de moi, je vais vous donner à travers ma vie, quelques exemples de ce qui a pu, un temps au moins, être (ou passer pour) une Valeur.
Lorsque les nazis, vainqueurs militaires, ont asservi la France, soumise à une contribution financière exorbitante, à une trahison de ses réfugiés et à une participation à l’effort de guerre contre ses anciens alliés, des hommes se sont émus, ont tenté de se dresser.
Parmi eux:
- des étrangers réfugiés (Juifs, Allemands, Espagnols, Polonais),
- des militaires (pas assez nombreux, mais aguerris),
- plus tard, des réfractaires au S.T.O.,
- des citoyens militants.
Nous, lycéens, n’étions dans aucune de ces catégories.
Mais notre conscience se trouvait agressée.
La France venait de vivre dans la tranquillité qui a suivi l’interminable brutalité des tranchées de la guerre de 14-18.
Mes parents traumatisés en parlaient peu, mais ils en étaient marqués à vie. Ils s’étaient battus pour une patrie trop gourmande en vies humaines. Ils vibraient encore quand on parlait de "debout les morts", mais ils serraient les dents de rage.
En 1939, les affiches placardées par le gouvernement nous laissaient curieusement étrangers à la "drôle de guerre": nous étions entrés en guerre pour aider la Pologne envahie, et nous restions l’arme au pied sur nos frontières, tout en placardant: "la route du fer est coupée", "nous forgeons l’acier victorieux" ou "nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts" … et autres rodomontades.
La défaite brutale de mai 40 a sèchement disqualifié nos aînés.
Nous arrivions nus, désarmés, humiliés, en première ligne.
Nos aînés tentaient de se rassurer devant le flambeau dérisoire de Pétain, le vainqueur d’une boucherie infâme et cependant célébrée: Verdun.
N’y avait-il rien d’autre à faire dans cette détresse?
Nous y sommes venus très tôt (dès novembre 40) mais à petits pas.
Car avant l’action, il faut reconstruire l’espérance que nous allions devoir entretenir face au danger croissant, car tous les réseaux étaient infiltrés. La Résistance est un combat d’hommes seuls. Et cette solitude implique un sens de la responsabilité, fruit d'une force morale qui se forge devant le danger.
Certains d’entre nous dont j’étais, ont été dénoncés et arrêtés par la Milice (cette force supplétive française soumise aux diktats allemands) et enfermés, entre les "interrogatoires", dans les cellules d’une cave de ce qui était l’Hôtel d’Europe.
Dans une cellule voisine se trouvait VENET, un jeune Résistant arrêté peu après nous, en combat.
VENET, à travers les barreaux, hurlait aux miliciens toutes les raisons de son mépris et malgré les passages à tabac répétés, il leur prédisait leur destin funeste. Pire, eux qui tentaient d’entretenir la fiction d’une force armée "purement française", il leur disait "vendus aux Allemands!".
Ses arguments étaient construits et sa voix était forte. Il interpellait tous les miliciens qui passaient. Ceux qui s’arrêtaient étaient submergés et déconfits, les autres furieux.
VENET semait le trouble. Il triomphait malgré les coups qu’on lui distribuait. Nous pensions qu’il allait trop loin dans la témérité. Mais il se sentait inspiré.
Un jour, les miliciens l’ont conduit à la porte de l’hôtel. Ils lui ont dit : «Va-t-en! » et ils l’ont abattu d’une rafale de mitraillette dans le dos.
VENET mérite d’être honoré. J’ai pour lui un immense respect. Il est mort pour nous tous.
Mais il aurait pu faire l’économie de sa vie. Je ne prône pas ce courage là.
On peut décider de se battre pour ses convictions, et en accepter les risques. Mais pas de sacrifier délibérément sa vie tant qu’on a une chance de la sauver.
Peut-être VENET pensait-il qu’il était perdu et que, comme Pierre BROSSOLETTE et bien d’autres qui connaissaient suffisamment leurs tortionnaires pour savoir qu’il parleraient sous la torture, a-t-il préféré la mort immédiate.
Pourtant, quelques mois plus tard, en Haute Silésie, je me suis trouvé dans une situation un peu semblable, sans qu’elle ait connu le même dénouement.
Dans notre camp, le travail était très dur (chargement de 15 à 18 m3 de sable par nuit), mais, chose importante, nous n’étions pas soumis aux exactions de SS. Si bien qu’au bout de quelques mois, notre corps s’était tant bien que mal accommodé de la situation, ce qui nous laissait l’espoir de survivre jusqu’à la Libération, si nous échappions aux ravages des bombardement alliés sur l’usine.
Mais en même temps, j’avais honte de travailler pour les Allemands. J’avais cru trouver une filière d’évasion, mais c’était une chimère.
J’ai donc décidé de ne plus travailler; de devenir clandestin.
Connaissant le culte des Allemands pour le travail, c’était extrêmement dangereux, voire suicidaire. (et ma décision ne me libérait pas de la peur)
Était-ce conséquent? Sans doute.
Courageux? Peut-être.
Stupide? À coup sûr! C’est en tout cas aujourd’hui mon absolue conviction.
Il n’empêche que je ne me libère pas d’une certaine fierté, alors qu’en même temps je condamne mon attitude de toutes mes forces. J’étais complètement irresponsable; si en effet nous sommes les gardiens de notre propre corps, nous n’en sommes pas les seuls responsables. Le temps n’est plus où les parents disposaient d’un droit de vie et de mort sur leurs enfants qui ne leur devaient que du respect; une chaîne bien plus forte les relie aujourd’hui: celle qui sous tend l’éthique de l’Humanité, ce principe ringard et fondamental: l’amour filial.
J’avais là bas un bon copain. C’était bien plus qu’un copain, c’était mon copain.
C’était un truand, un gars de la rue, qui dans sa banlieue parisienne ne vivait que de rapines, escroqueries et autres resquilles. Quasiment abandonné par ses parents dès l’âge de 8 – 9 ans. Un marginal intégral, un parasite de la société. Un voyou, disait-on.
Réservé, mais souriant . Sympa.
Plus rapide que Lucky Luke pour se battre à mains nues; respecté de toute la pègre qui l’entourait et avait été arrêtée avec lui; sans toutefois en tirer d’avantages.
Pour un sabotage plus ou moins intentionnel, il avait été envoyé pour un mois dans un commando d’Auschwitz et il y avait, en prenant des risques insensés, authentiquement sauvé la vie de son copain de déportation.
Un jour qu’il me racontait qu’après avoir piqué le sac à main d’une grand mère, il …..je l’ai interrompu, incrédule : "Comment! Tu as fauché le sac à main d’une vieille dame!"
Il était aussi vif d’esprit que de geste. Posément et gentiment, il m’a dit: "Mais de quoi voulais-tu que je vive, moi? Pas de boulot, pas d’argent; il fallait tout de même que je mange, non? La vieille dame, je suis sûr qu’elle avait encore de quoi manger … "
Conséquent comme raisonnement …?
Il aurait pu, si la vie lui avait souri, être assis comme vous sur les chaises de cette salle de classe: il était très intelligent, curieux, avec une vraie conscience qui l’aidait à construire une morale de survie. Elle était basée sur l’estime de ses amis, sur une justice de proximité: avec un code, même pour se battre, et il savait très bien se battre.
Il m’a ouvert à un monde nouveau, avec ses règles et … ses valeurs.
C’est avec lui que je me suis évadé avec son copain chétif et honnête, à qui il avait sauvé la vie (c’est lui qui me l’a dit, calmement, comme il sied à une confidence authentique).
Ma confiance en lui était totale, et par bien des aspects, j’ai apprécié ce monde où la parole est en phase avec l’action.

 

Alors: les VALEURS.
Je sais maintenant qu’il existe d’autres valeurs que celles qui nous ont été enseignées, que celles que la société prétend défendre, que celles d’une époque passée comme celles d’aujourd’hui. Je sais que les valeurs ne sont que relatives à une situation, qu’elles doivent constamment être repensées sans oublier toutefois que les lumières du passé peuvent éclairer l’avenir.
C’est de la Résistance, de ce creuset où des hommes de volonté, sans ambition personnelle, emplis d’une foi humaniste, que sont issues les grandes avancées sociales avec leurs résultats concrets: la Sécurité sociale, les retraites, le droit à l’éducation, le droit du travail, le droit de vote des femmes ….
Ce mouvement, infinitésimal à ses débuts, condamné comme "terroriste" par l’Etat de Vichy, avait forgé la victoire de la démocratie, il a même contribué à rendre à la France sa dignité et sa place. Les Résistants ont payé pour les classes impavides des années trente, amollies par le cauchemar de 14-18.
Dans leur lutte, ils ont voulu croire (ou rêver) à la prééminence de l’Humanisme sur l’Économie.
A. Comte Sponville nous dit que "ce ne sont pas les valeurs qui font défaut, mais la capacité de les vivre". C’est vrai pour les hommes autant que pour les États.
La politique, qui devrait concrétiser l’humanisme par le pouvoir, a installé ou laissé s’installer, pour des raisons qui pouvaient paraître prometteuses un filet pernicieux et populiste qui a occulté les valeurs authentiques de la Résistance dans leur projet "d’inventer de nouvelles possibilités d’existence" (Nietzsche).


Alors: quelles étaient les "valeurs" pour un Résistant?
1. une espérance: la foi dans un monde plus juste, plus citoyen,
2. une capacité à être à la fois solitaire, et solidaire d’un groupe,
3. le goût de la rigueur autant que de l’action.
Bien entendu, ces valeurs de survie s’intègrent dans les valeurs affichées de la République: "Liberté - Egalité – Fraternité", puisque leur but est de les restaurer.
Mais je veux ouvrir une parenthèse sur la devise que le régime de Vichy avait substitué à la triade républicaine: «Travail – Famille – Patrie».
Cette formule qui, 40 ans plus tôt aurait pu être celle d’une gauche progressiste nous paraissait passéiste en raison de la signification sous-jacente de ses composants:
- le Travail se définissait comme une "saine" réaction contre les avancées sociales de 1936; or chacun savait que le travail demandé profiterait surtout aux Allemands,
- la Famille sentait bon la femme au foyer, à la cuisine, sans responsabilité dans la cité (où elle n’avait pas le droit de vote). C’était un appel au calme,
- la Patrie appelait la confiance dans les chefs, suspendue dans l’opinion après les tueries de 1917 organisées par des généraux incapables et à l’abri, et confirmée par la débâcle de 1940. Elle sous-tendait la discipline et l’obéissance.
C’était l’appel à la paix dans la soumission et la résignation. Et, pour nous: dans l’humiliation consentie.
Il est certain qu’une autre lecture de cette formule aurait été possible, mais elle n’était pas pensable à cette époque.
C’était pour nous l’opposé de la triade républicaine qui non seulement ne consacrait pas une situation de dépendance de fait, mais s’inspirait au contraire d’un idéal ambitieux pour l’homme.
Car la triade n’est ni un triptyque, ni une liste énumérative. Elle ne privilégie pas un de ses composants, si ce n’est à titre transitoire. Elle est un ensemble cohérent et indissociable, une figure indéformable qui fonde un socle cohérent. Chacun des trois termes est conditionné par les deux autres et conjugué par eux.
Cet emblème républicain et démocratique a inspiré le programme du CNR qui a porté tant de fruits.


Cependant, avant de terminer, je voudrais revenir à mon propos sur la valeur d’un Travail; celui qui, au delà de sa nécessité pratique de satisfaction des besoins, effectivement "rend libre".
Le Travail a été tellement utilisé à des fins mercantiles diverses qu’il semble se résumer à l’effort pénible, mais nécessaire à la survie. Objet de manipulations plus ou moins justifiables, le Travail, entraînant les hommes dans ce tourbillon, est devenu une marchandise quantifiée dont les fluctuations, les invocations et les utilisations perverses conduisent à une définition hystériquement élogieuse ou dangereusement décriée, quand elle ne sombre pas dans le mépris de la vengeance ou de la condamnation, ou pire: d’un asservissement transparent.
Le Travail, propre de l’Homme dans sa capacité de projet, d’objectif de création et de domination de lui-même, perd alors sa valeur essentielle: l’élévation qu’il induit, tant par la connaissance qu’il apporte, que par son exercice même.
Que le Travail soit aliénant quand il est aliéné, rien de plus normal, mais qui d’autre qu’un homme peut prendre du plaisir à fournir un effort à seule fin de connaître, d’apprendre à faire, ou de faire? Le Travail dans sa dimension de jeu d’Homme!
Il existe même des occupations telles qu’il soit plus amusant de travailler que de s’amuser.
Ce sera ma conclusion sur les "valeurs".


Pierre FIGUET

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