TÉMOIGNAGE
Jacques PEILLOD
Né le 19.03.1922

 

Sommaire

 

 

La Déclaration de Guerre

 

J'ai dix-sept ans en juillet 1939. Avant ma rentrée en Première au Lycée Lalande, un de mes oncles m'offre un voyage merveilleux. De Strasbourg à Duisburg, je descends le Rhin, hôte d'un batelier dont la péniche est chargée de minerai de fer lorrain ! Trois jours avec un soleil splendide et des arrêts la nuit pour dormir : la Trouée Héroïque entre Taunus et Eiffel, la Lorelei (O, Heine!). Je suis enthousiasmé. À la suite de ce voyage, je deviens l'hôte durant cinq semaines d'une famille allemande à Wesel-am-Rhein. Une blonde et charmante Gretchen, un peu plus âgée que moi, me sert de chaperon. Pendant tout ce séjour, je n’entends plus un seul mot de Français.
Avec le beau temps, le charme continue. Natation au club nautique au bord du Rhin, aviron jusque sur la Ruhr, près d'Essen, ballades en vélo, flirt, etc.! ... Et brusquement, je reçois un télégramme de mes parents: "Rentre d'Urgence. Grand-mère très malade...." J’avais bien été intrigué par les piqués vertigineux des "Stukas" à l'entraînement sur un proche aérodrome, mais tout est tellement calme, que j'ai de la difficulté à comprendre le vrai sens du télégramme. Mes hôtes ne me retiennent pas. Pourtant, ils me disent : "Bien sûr les Polonais se conduisent odieusement, mais notre "Führer" saura éviter la guerre". Apparemment, cette guerre n’est pas crainte. Une revue achetée avant de monter dans le train répète en grosses lettres les paroles de Goering : "Keine Furcht durch Luft !" (Aucune crainte par les airs) et on y montre toute la puissance de la Luftwaffe. C'est l'un des derniers trains pour la France, et je dois passer par Paris car la ligne de Strasbourg est déjà fermée. Un ou deux jours après mon arrivée à Neuville-sur-Ain, avec stupeur et colère j'apprends la déclaration de guerre.
J'avais alors une grande admiration pour mon frère Jean, militant pacifiste de gauche et rédacteur titulaire à la Préfecture de l'Ain à dix-neuf ans. En 38, il était parti faire son service militaire dans les Chasseurs alpins (pour faire du ski). Il y avait suivi tout de même un peloton d'élèves officiers. Mais "bizarrement", malgré d'excellentes notes, il n’en était sorti que sergent-chef !

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1939-1940 : La "drôle de guerre"

Hiver avec froid intense. Un centimètre de givre sur les murs intérieurs des dortoirs non chauffés de Lalande. En mai 40, c'est l'attaque allemande. Mon frère, blessé, est miraculeusement évacué vers le sud. C'est "la Débâcle". Je passe ma première partie de bac en octobre.


Dès le printemps 41, en Terminale au lycée, quelques camarades et moi renâclons devant la propagande franco-allemande. On nous oblige à chanter "Maréchal, nous voilà!". Mais ce chant se transforme en "Maréchal, vieux gaga!" dans nos bouches. Le proviseur, Alsacien, arrivé en 39 est un "maréchaliste" qui deviendra par la suite un délateur de Résistants. Il dénoncera François Guillin au Préfet. Il finira en 42 par être chahuté comme aucun chef d'établissement ne le fut jamais.
Début 42, notre présence quasi obligatoire au film allemand "le Juif Süss" se termine par un chahut mémorable où quelques professeurs voulant contrecarrer cette propagande, se distinguent courageusement, messieurs Audierne et Garret notamment.


À l'Université à Lyon de la fin 42 au 6 juin 44, mes activités résistantes, sont résumées dans le récit publié dans "Le Crêt de Chalam" (annexe n° 4 manquante). Durant cette période, les vacances et les week-ends, se passent à Neuville-sur-Ain: transport d'armes et plastic, parachutage sur notre terrain "Cerf-volant", etc. Par prudence sans doute, mon frère ne me dit que le strict nécessaire, jamais de détail superflu ni de nom de personne. D'ailleurs, il n'a jamais été bavard et moins encore hâbleur. Après la Libération, il sera même bien trop silencieux à mon avis. Et ceci, contrairement à certains dont les vantardises seront inversement proportionnelles à leur activité réelle. Ce n’est qu'à la fin de ses jours, face à certaines impudences, qu'il se décidera à réaliser une petite plaquette que je joins à ce dossier. Celle-ci ne rétablit qu'un minimum de faits objectifs et incontestables. Pour lui comme pour moi, notre vrai chef était "Romans". Celui-ci est mort dans ses bras.

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L'attaque allemande de Neuville sur Ain le 11 juillet 1944

Le rôle fixé par "Romans" à la compagnie Peillod, ancienne A.S. jusqu'au 8 juin 44, était de contenir le mieux possible les Allemands en cas d'attaque du territoire libéré autour de Nantua et dont une des portes était Neuville-sur-Ain.
Depuis le jour de l'attaque, je me suis toujours demandé pourquoi les Allemands ont attaqué directement sur Neuville-sur-Ain alors que de nombreux obstacles étaient sur leur route et que le pont sur l’Ain de Neuville était pour eux un goulot d'étranglement certain. De plus, leur progression jusqu'à Bosseron se trouvait sous les feux croisés de plusieurs sections. Une autre stratégie aurait peut-être permis de prendre au gîte de nombreux membres de la compagnie dont mon propre frère. Ceux-ci, épuisés par l 'alerte qui durait depuis une semaine, étaient au repos depuis la veille. Les délateurs Chifflot et autres, cités par René Perrin, mon ancien camarade d'école primaire qui devint inspecteur de police à Lyon (annexe 2 manquante), avaient pourtant bien renseigné les Allemands sur nos positions et sur les noms des Résistants de Neuville entre autres ceux des frères Peillod.
En revanche, sur la départementale d'alors allant sur la rive gauche de l'Ain de Saint-Jean-le-Vieux à Bosseron, leur progression n'aurait rencontré qu'un seul obstacle, ma propre section de douze hommes protégée par un seul gros arbre couché en travers de la route. Ce barrage était situé a l'aplomb du château de Chenavel près d'une source, la Drônière. Au dessus, à proximité du château, se trouvait une section des Enfants de Troupe dont le P.C. était à Poncin. Ils avaient à cet endroit une vue imprenable sur la route de Pont-d'Ain à Neuville-sur Ain sur la rive droite de l'Ain ainsi que sur la route Saint-Jean-le-Vieux - Ambronay sur la rive gauche.
Avant de m'être confié, le commandement de ma section l'avait d'abord été à mon ami lyonnais Jean Sermonard, externe en médecine des Hospices Civils de Lyon, de deux ans mon aîné. Depuis quelques jours, il était à l'école des cadres du maquis près de Saint-Martin-du Fresne.
Une anecdote: nous racontions avec sérieux aux rares visiteurs de notre barricade que tout était miné autour de nous. Nous l'avions en particulier raconté à certaines jeunes filles venant d'Ambronay, dont nous apprîmes plus tard qu'elles étaient peut-être des informatrices de la Milice...

Le matin de l'attaque, nous ne sommes que huit hommes: un de garde, les sept autres couchés à proximité sous une bâche servant de tente. Quatre autres sont au repos dans de vrais lits à Bosseron. Notre armement se compose de quatre fusils, cinq mitraillettes "Stem", un F.M. et un bazooka très peu fiable.
Un messager motocycliste venu franchir le barrage vers six heures du matin, nous alerte en rapportant qu'un groupe d'Allemands se tient en embuscade entre Saint-Jean et Ambronay (??). J'envoie aussitôt un homme prévenir en haut la section des E.T. (Enfants de Troupe), près du château. Ce sont eux qui vers sept heures, tirent les premières rafales de FM sur le début de la colonne de véhicules allemands. Ceux-ci débouchent au niveau du camp militaire de Thol, sur la ligne droite de la route joignant Pont-d'Ain à Neuville-sur-Ain en longeant la rive droite de l'Ain.
Une heure après, mes quatre hommes au repos sont de retour. Aucun ordre ne me parvient. Quelques obus de mortier nous font savoir que de l'autre côté de l'Ain, on connaît notre présence sans bien pouvoir ajuster le tir. C'est l'attente dans le vacarme des échanges de tir au niveau de Bosseron. Vers onze heures trente, un des E.T. descend nous avertir qu'ils ont reçu l'ordre de se retirer sur Poncin par le plateau. Peu après, la vigie placée par mes soins avec des jumelles tout au bord de l'Ain, vient m'avertir que les Allemands commencent à passer le pont. Je prends la décision de monter à Chenavel. Nous essayons de prendre position au dessus de Bosseron. Un copieux arrosage d'obus de mortier nous en dissuade. Un souvenir de la guerre de 14 de mon père alors artilleur de campagne nous sauve probablement la vie : "un coup court, un coup long, le troisième dans le mille". Nous nous en tirons sans casse grâce à un providentiel muret de pierres rejoint en vitesse avant le troisième obus. Nous prenons alors la direction de Poncin par le plateau. Un avion vient nous mitrailler sans succès non plus. Le terrain buissonneux nous est favorable. Méfiants et précautionneux, mais la rage au ventre, c'est par Ménétruel et Breignes que nous débouchons sur la RN 84 à Leymiat vers 16 heures. Tout y est calme. À défaut d'autres ordres, je décide de prendre une position très favorable sur la roche buissonneuse située juste à droite de la route entre Leymiat et Pont-de-Préau. Là, nous nous consolons en admirant les superbes plats-ventres infligés aux Allemands arrivant de Poncin sous les rafales de notre unique FM.
Grâce à mes jumelles, je distingue les "départs" de l'artillerie ennemie. Celle-ci se situe au pied de la colline dominant le quartier de Poncin appela le "Grand Chemin", groupe de maisons compactes à gauche de la route à côté des établissements "TIFLEX". Les tirs mêlés d'obus (1) toujours imprécis s'intensifiant, je décide le repli vers 19 heures. Les Allemands sont à Leymiat. Quant à nous, bien seuls, mais grâce à cela sans doute, non repérés, nous utilisons le profond fossé bordant la route à droite entre Leymiat et Pont-de-Préau. De là, nous nous enfonçons vers Préau où nous contactons les gars gardant le défilé. Ceux-ci nous suggèrent alors de rejoindre notre compagnie au col de Montrottier. Nous y arrivons vers 21 heures 30, complètement déshydratés et les oreilles encore bourdonnantes. Dans cette retraite, nous avons tout de même une satisfaction, celle du devoir accompli par douze hommes, cinq Neuvillois, trois Espagnols et quatre disciples d'Esculape dont le futur président adjoint du Conseil Général, le docteur Louis Janel.

Dans son livre "Les Obstinés", Romans-Petit rendra hommage à mon frère Jean Peillod à propos de ce onze juillet mouvementé, tout en attribuant le rôle principal aux quelques 28 Enfants de Troupe ayant combattu ce jour là, peut-être à cause de leurs pertes proportionnellement supérieures aux nôtres. Eux compris, nous étions en tout 128 combattants à la bataille de Neuville...

Le lendemain 12 juillet, Jean Peillod décide de disperser notre compagnie pour quelques jours (2). Celle-ci compte en effet de nombreux ruraux de Neuville-sur-Ain, Poncin et Saint-Martin-du-Mont que les récoltes en attente inquiètent beaucoup. Nous camouflons nos armes dans une grotte bien sèche près de Cornelles. Puis, bien lavés, rasés, habillés du mieux possible, nous redescendons sur Jujurieux par petits groupes de deux, trois ou quatre au maximum. Tous rentreront chez eux sans encombre. Les cultivateurs emmènent avec eux les "étrangers".
Pour mon frère et moi accompagnés de notre cousin germain, Georges Fayolle, il s'agit d'abord de savoir ce que sont devenus nos parents restés dans leurs maisons que nous savons incendiées. Ma belle-sœur est enceinte de sept mois. Nous trois, recherchés par le Sicherdienst et la Milice, décidons de gagner la grande ville de Lyon une fois assurés que parents et belle-sœur sont réfugiés dans des familles courageuses et sûres. Nous sommes sans papiers. Le maire de Jujurieux nommé par Vichy et terrorisé par la présence très proche des Allemands, accepte bien de nous fournir trois cartes d'identité; mais avec nos vrais noms, prénoms, dates et lieux de naissance et véritable date d'établissement. Il est vrai que nous n'avons plus d'armes à ce moment!...
Avec ce viatique plus qu'incertain, nous avons le culot d'aller prendre le train à Ambérieu. Nous ratons ce train, le dernier de la journée, mais on nous autorise à monter dans un convoi constitué d'un wagon spécial du personnel "P.L.M.". Vraie chance: le train raté sera bloqué et passé au peigne fin en gare des Brotteaux par la police allemande. Nous l'apprendrons le lendemain, après notre installation cours Vitton et rue Tête d'Or.
C'est alors pour moi la reprise de contact avec le réseau Jove que mon frère découvre (3). Seul Georges Fayolle restera au "26, cours Vitton", jusqu'à la Libération, pour travailler avec Jove (annexe n°3). Jean et moi repartons assez vite, et en deux ou trois jours, nous reformons la compagnie.
Par référence au passé militaire de Jean, le nom de la "compagnie Sidi Brahim" (4) lui est donné par "Romans". Nous nous établissons au nid d'aigle de Châtillon-de-Cornelle. Une activité intense d'embuscades, sabotages de la voie ferrée, coups de main, s'ensuit jusqu'à la libération de la région. Avec mon frère et une partie de la compagnie, nous allons même chercher les Allemands qui ont déserté le département, au-delà de la Saône à hauteur de Villefranche. Montmelas, en Beaujolais nous héberge plusieurs jours entre nos coups de main dans la région.
Finalement, la compagnie "Sidi Brahim" que nous avons rejointe est stationnée à Pont-d'Ain au moment où les Allemands contre-attaquent le trente août pour détruire le pont routier. Bien que plus aucun train ne circule depuis plusieurs semaines sur la voie Bourg - Amberieu à cause des sabotages, le pont du chemin de fer de Pont-d'Ain est détruit par l'aviation alliée. C'est notre unique mitrailleuse installée à la "Catherinette" qui entre en action contre la colonne blindée allemande.
Nous nous retirons sur Neuville-sur-Ain par Saint-André. Le premier septembre, c'est sous la pluie que notre section sert d'appui à un véhicule blindé américain en observation à Saint-Martin-du-Mont.


Nota Bene : Il ne faut tenir aucun compte des élucubrations de Gambier sur la libération de Pont-d'Ain. Gambier ne sortait jamais de son "P.C." où il accomplissait sa tâche administrative. Personne ne l'a jamais vu combattre d'une façon quelconque et mon frère, depuis longtemps ne tenait plus aucun compte de lui...

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La Fin de "ma guerre"

Après le 4 septembre 44, les Fêtes de la Libération sont pour moi très courtes. Revenu aussi tôt que possible à Lyon, je plonge la tête dans les bouquins pour réussir mon examen de troisième année de "dentaire" fin octobre. Puis j'attaque immédiatement ma quatrième année d'études. Je suis somptueusement vêtu: blouson américain, pantalons de milicien, chaussures allemandes, chemises en toile de parachute... Quel succès ! Mais sans être grisé par celui-ci, je travaille...


Pendant l'hiver 44- 45, la guerre semble s'éterniser. Et comme ma classe 42 va être mobilisée, je demande a mon amie "Françoise" du réseau Jove, de me pistonner afin de jouer une partie "plus active". C'est ainsi que la D.G.E.R. (Direction Générale des Études et Recherches) de Devavrin ("Passy"), me recrute pour faire partie des "commandos spéciaux" entraînés physiquement et techniquement à Paris. L'objectif est de nous parachuter derrière les lignes allemandes, par "sticks" de dix, dont trois "radios", car il s'agit surtout de renseignement.
8 mai 1945, les Allemands capitulent... "hélas !" - je dis hélas car c'est une véritable frustration que je ressentis a l'époque à cette annonce. Si je suis encore de ce monde, c'est probablement parce que mon "stick" ne fut pas parachuté. J'appris longtemps après que ceux qui le furent à la place ne comptèrent que très peu de rescapés...
Sans reprendre souffle, aussitôt après ma démobilisation fin juin 45 et enfin apaisé dans le plein sens du terme, je replonge dans mes études et réussis à ne pas perdre ma quatrième année.


C'est en juillet 46 que je gagne la cinquième et dernière année et comme à cet âge on peut tout se permettre, dans le même mois je me marie, puis m'occupe à fond de ma profession nouvellement acquise en y ajoutant neuf mois plus tard celle de père de famille.

 

Post Scriptum

À Paris, entre la capitulation allemande et ma démobilisation, j'assiste au cinéma à la projection du premier film réalisé par les Américains sur les rescapés des camps de la mort. Je suis accompagné par une amie dont les deux frères avaient été déportés. Nous eûmes sous les yeux non seulement des horreurs inconnues jusqu'alors mais encore inimaginables. C'est en larmes que mon amie sort de la salle.
Le lendemain, c'est le grand défilé de la Victoire depuis l'Arc de Triomphe. Nous sommes bloqués place de la Concorde, pressés au milieu d'une foule immense et débordante de joie. Non loin de nous les fontaines à sec depuis longtemps sont escaladées par des grappes humaines. Soudain l'eau se met à jaillir afin que ces célèbres fontaines prennent l'aspect que l'on connaît aujourd'hui. Malgré sa tristesse et sa peine, mon amie ne put s'empêcher d'éclater de rire...

 

Jacques Peillod
Bourg-en-Bresse
28 novembre 2001

 

NOTES :

(1) J'appris après la Libération que ces canons étaient des "77".

(2) On peut constater à la lecture de ses écrits que cette décision était bien dans l'esprit de la guérilla propre a "Romans".

(3) cf. "Histoires peu ordinaires de lycéens ordinaires"

(4) Du nom d'une victoire célèbre des Chasseurs Alpins

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