ADIEU, SILÉSIE !
François RABUEL

 


SOMMAIRE
Récit 1
Récit 2
Récit 3
Récit 4
Épilogue
Additif

 

Récit 1

 

Avant-hier, dix-huitième bombardement. L' IG Farben, malgré son étendue, a été une fois de plus bien ratissée et I'accès en a été interdit sauf, bien sûr, aux jeunes juifs cantonnés non loin d'ici et spécialement affectés au désamorçage des bombes à retardement. Hier, la grande porte du camp est demeurée ouverte pour permettre à certains groupes d'aller sur leur lieu de travail, ou d'en revenir, selon les possibilités de remise en état des bâtiments ou chantiers.

Les prisonniers anglais, nos voisins, n’ont fait qu'un aller-retour. Des copains nous ont dit être allés "en promenade", ce qui, pour certains est tout à fait vrai. Ils ont même fait mieux.

Au portail, pas d'uniformes, pas de surveillance, Que se passe-t-il donc chez les Allemands ?

Chez nous, dans le camp, le moral est au beau fixe. Deux jours sans travailler et les rations habituelles ont été distribuées. Et puis surtout on entend de mieux en mieux, à I'est, le grondement du canon.

En cette fin de matinée, je décide de me joindre aux Bretons de la baraque voisine, qui veulent renouveler une certaine expédition. Nous sortons sans encombre, arrivons à la petite gare: aucun contrôle. Dans le train ouvrier, on peut s'asseoir. Je n'aurai pas, comme chaque jour depuis si longtemps, à traîner mes socques de toile et de bois dans le sable ou la neige. Ou tout au moins très peu, paraît-il.

Comme prévu, le train, effectivement, s'éloigne de I'usine en direction de Ratibor, et peu après, nous descendons à une petite station. Nous voici donc, une quinzaine, à nous diriger, musette vide en bandoulière, vers le village exploré hier par quelques audacieux "promeneurs".

Las! nous n'irons pas loin. À un kilomètre à peine, deux ou trois Schupos, vociférants, menaçants, nous obligent à faire demi-tour. Le groupe détale, se disperse, à droite, à gauche et me voici seul, sur un petit chemin, à deux pas d'une forêt. Je m'engage dans une sente un peu boueuse, ressort plus loin, traverse la voie ferrée, et me trouve finalement à I'entrée d'un autre village, tout blanc de neige. Le but de notre escapade reste ancré dans ma tête. Je n'abandonnerai pas.

Frappant à une porte, je demande à acheter quelques pommes de terre. J'ai en effet quelques deutschmarks en poche, obtenus en revendant du tabac ou quelques objets. La paysanne qui m'a ouvert la porte me dit d'attendre, puis revient avec un morceau de pain, et disparaît. Je me sens humilié. Suis-je donc un mendiant ?

La faim aidant, je persévère. Première récompense, on m'accueille dans une petite maison proprette où deux femmes, mère et fille probablement, me font comprendre qu'elles sont heureuses de recevoir un Français, me tendent une tartine vaguement margarinée, puis une autre, puis une soucoupe garnie de ce que je suppose représenter un dessert, petits dés de courgette nageant dans un liquide peut-être sucré mais assurément très vinaigré. Par politesse, que dicte ma reconnaissance plus que ma satisfaction gustative, je me confonds en remerciements.

Ailleurs, je dois me contenter d'un morceau de pain, donné avec insistance, et accompagné d'un sourire.
Enfin, dernière maison, toujours très pauvre. On m'invite à y attendre le train, bien au chaud, avec une assiette de purée (quel délice ! ). II y a là, avec une grand-mère et une jeune femme, un homme d'une cinquantaine d'années, peut-être un soldat en permission, en tout cas en habit civil, tout à fait paysan. II m'apporte cinq ou six pommes de terre, du pain et, trésor inestimable, deux œufs que la grand-mère enveloppe dans du journal. II refuse mon argent.

Et surtout, il parle, il parle, en un Allemand aussi approximatif que le mien, mais assez rocailleux, une sorte d'idiome germano-polonais que je m'efforce de décoder. Après quelques minutes d'échange, les mots "Deutschland kaput" ne laissent planer aucun doute sur notre compréhension réciproque. II évoque I'avance de I'Armée rouge, qui I'inquiète, mais place tous ses espoirs dans les autres alliés, les Américains surtout. Par leur intervention en polonais, les deux femmes, je le sens bien, I'incitent au calme, à la prudence.

II aime beaucoup la France, mais ne met pas, dit-il, tous les Français "au même niveau". "Dans tous les pays, il y a des assassins".

Pourquoi cette phrase? Je le questionne. II hésite. J' insiste. Alors, il raconte:

Après la Première Guerre, I'armée française est venue dans la région. Dans un village, assez loin d'ici, on s'en souvient, on s'en souviendra toujours.

Un soldat français a été tué. Par qui? Pourquoi? Nul ne le saura jamais. Mais la répression a été terrible. Des villageois ont été conduits, sous escorte, dans un petit bois. On les y a enfermés, et puis..."on a mis le feu : tout a brûlé".

Je n'arrive pas à croire à une telle atrocité. Les prisonniers pouvaient-ils fuir? Combien sont morts? La réponse ne donne aucun chiffre mais est assez claire: "II y a eu beaucoup de victimes". II reprend: "Vous n'y êtes pour rien. La France est un grand pays, mais comme beaucoup d'autres, elle a pu commettre des horreurs, des crimes". Quelques leçons d'histoire me reviennent en mémoire: les abominations de la guerre de Trente ans, puis celles des troupes de Louis XIV en Palatinat. Mais c'était au XVllème siècle. Depuis nous avons eu les Droits de I'Homme, la démocratie.
Je remercie mes hôtes, je retourne à la gare avec mes morceaux de pain, mes patates, mes œufs. Je ne peux décidément croire à cette histoire. Les faits ont-ils été prouvés? N’ont-ils pas été déformés, amplifiés?

Vers 1920 mon père, s'il avait été dans I'armée française, était d'âge à être occupant. Jamais il n'aurait pu commettre un tel crime. Aujourd'hui, les nazis (et les miliciens tout comme eux), sont capables de toutes sortes de brutalités, de cruautés, de tortures. II me semble toutefois impossible qu'ils puissent se livrer à des actes d'extermination collective aussi odieux. Ou alors, il faut admettre que de tout homme, quel qu'il soit, et peut-être plus spécialement s'il est en meute, peut surgir, n'importe quand, un barbare enfoui au plus profond de son être.
II me faudra réfléchir, m'informer, me forger une opinion, le plus objectivement possible. Pour I'instant, je crois qu'il vaudra mieux ne pas raconter cette histoire.

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Récit 2

 

Ce soir, nous sommes regroupés dans un Durchgangslager (Dulag), camp de transit, près d'un gros bourg des Sudètes, Jägerndorf, "village des chasseurs". Sans être au complet, nous sommes nombreux. D'autres sont déjà là, des Polonais et Polonaises arrivés d'on ne sait où.

Les baraques, nous a-t-on dit, ont été désinfectées après le départ des derniers occupants, ce qui n'est pas pour nous déplaire: cette nuit, nous ne serons pas dévorés par les punaises comme à Heydebreck.

Je suis épuisé. Mon lit de planches, quoique sans paillasse, est le bienvenu. Tandis que les copains bavardent autour de la table toute proche (front russe, front de I'ouest, proximité de la victoire... hum!), je me laisse aller. J'aspire au calme. Récapitulons.

Deux événements I'emportent sur tout le reste. Tout d'abord, si j'ai résisté au froid, c'est parce que s'est produit un miracle: le 12 janvier j'ai reçu, expédiés de Genève un mois plus tôt (par qui? mystère!), un colis contenant chemise, pull, chaussettes, passe-montagne (et même y était jointe une boîte de conserves américaine).

L'autre est beaucoup plus tragique. Samedi dernier, une semaine après mon escapade avec les Bretons, une centaine de juifs ont fait étape chez nous. Vêtus de leur tenue rayée et de haillons, décharnés, sortes de squelettes ambulants, ils ont reçu leur part de soupe, leur ration de pain. Baimbain, qui faisait la queue à la cantine, a pu échanger quelques mots avec eux. La plupart venaient d'Auschwitz, quelques-uns de Gleiwitz. Ils ont laissé des morts en route. On lui a désigné Nakkache, champion de France de natation. II n'a pu en savoir davantage, les kapos et SS n'étant pas loin, avec leur schlague et les chiens.
C'est le surlendemain que, pour nous, s'est tournée une page.
En revenant de la corvée de café, dimanche matin, le porteur de broc nous a dit, radieux: "Les chleuhs sont partis". Vérification faite, ce n'était pas tout à fait vrai. La maîtrise de tous les blocks français avait bien été déléguée aux chefs en place, mais quelques gradés de la Wehrmacht conservaient le commandement général. Les autres cadres allemands avaient décampé. Dans la journée, le chef Broche est aussi parti, avec tous ceux qui voulaient le suivre. Nous ne verrons plus son béret et sa grande cape verte de chef des Chantiers de Jeunesse. Pour ceux qui sont restés, la délivrance par les Russes ne pouvait qu'être proche, le grondement continu du canon et les rafales de mitrailleuse lourdes s'intensifiant d'heure en heure.
Hélas! Ce matin, ordre est transmis partout de se préparer à évacuer le camp sans tarder. Des SS sont arrivés. Tout homme qui tentera de rester sera fusillé.

25 janvier, 15 heures. Notre longue colonne s’ébranle, sous de petits flocons de neige.
Première étape, 15 kilomètres. Nous sommes une trentaine à coucher dans une grange. Au réveil, nous nous regroupons par petites équipes. La nôtre, à partir d'un morceau d'échelle, confectionne un traîneau, très pratique pour emporter nos maigres bagages. Un chef français nous confie un quartier de porc, bien empaqueté, qu'il nous faudra rendre I'après-midi pour le repas du soir. Interdiction absolue d'y toucher!

Le naïf! En 35 kilomètres, péniblement franchis par étapes, peut-on ne pas se laisser tenter? Quand il est récupéré, le précieux colis est intact; mais bien entendu, en apparence seulement.

Nous poursuivons, sous la neige et le froid, jusqu'à la tombée de la nuit.

Le lendemain est pour nous une terrible épreuve.
II a neigé toute la nuit, le froid est épouvantable. Loin de nous, en queue de colonne, les vert-de-gris braillent : "los! weiter! schnell! ". Puis, plus rien. On marche, on marche, sous un vent glacé, qui soulève des nuages de neige, tourbillonnant en tornades. La route disparaît sous des montagnes blanches indistinctes et mouvantes. Vision de cinéma. Aucun abri. Impossible de s'arrêter. Ce n’est qu'en fin d'après-midi que la tempête s'apaise. À la traversée d'un village, au mur d'une école, un copain a vu un thermomètre: moins dix-huit! Je ne puis m'empêcher de penser aux juifs d'Auschwitz. Les cris recommencent : "los! weiter!". Puis nous parvient une consigne : "Ravitaillement impossible. Débrouillez-vous! "
A quatre ou cinq, nous repérons une petite maison. Une femme nous fait entrer. Elles sont trois à nous accueillir, nous interrogent. "Ah! vous êtes français!". Nos assiettes se remplissent: purée au lait et aux grattons, À volonté. Puis bol de café bien chaud (I'ersatz habituel, mais réconfortant).
Sur un meuble, près du poste, sont disposés, auprès de photos de famille, quatre ou cinq portraits. La grand-mère nous renseigne: "Celui-ci est mon mari, mort en 1935, et les autres, les militaires, trois de mes enfants, celui-ci tué en Afrique, les deux autres sur le front russe". Son visage est sec, sans doute d'avoir trop pleuré. Le silence est lourd.
C'est la plus jeune des femmes qui le rompt: "Avez-vous des nouvelles de I'ouest ? ". Son mari se bat là-bas. Je réponds par un mensonge, car nous ne savons absolument rien : "Les Américains, Français, Anglais avancent et font beaucoup de prisonniers".
Le lendemain matin, après avoir dormi sur la paille et nous être sustentés de tartines à la graisse d'oie, accompagnées de "café" en abondance, nous prenons congé, avec force remerciements. Le soleil est revenu. La vieille maman nous raccompagne: "Wenn die Engel reisen, dit-elle, lacht der Himmel " .
"Que dit-elle? " me demande Pierrot? Je traduis: "Quand les anges voyagent, le ciel rit". Un instant s'écoule. Sur la route, il livre une interprétation toute personnelle: "Putain de guerre ! "
Maintenant, tout le monde dort dans le Dulag. En me retournant sur le côté, j'ai bien envie de crier ces mots de Pierrot, encore à mon oreille: "Putain de guerre!" Mais à quoi bon? Ils se perdraient dans la nuit, dans le vide.

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Récit 3

 

Février, mars, avril, début mai... trois mois et demi d'errances, d'escales, d'épreuves, parfois de pauses bienfaisantes; il faudrait un livre pour tout relater. Je n'ai qu'un petit carnet. Je n'y noterai, plus tard, que I'essentiel. Les Russes sont à deux pas. C'est à coup sûr notre dernière nuit dans cet hôpital de campagne. Essayons de mettre un peu d'ordre, de chronologie dans ce fatras d'événements. Trions.
Je revois notre troupe, quittant Jägendorf. La marche est pour moi d'autant plus pénible que je souffre d'une blessure au talon. Je traîne en queue de colonne, essaie d'en donner les raisons à un Volkssturm sans arme et manchot, qui me somme d'avancer. Sa réponse est immédiate; un violent coup de poing, asséné derrière I'oreille me fait tituber. Je me redresse, me retourne, prêt à réagir. Son compagnon est armé d'un fusil. J'enrage.

Un peu plus loin, je dis a mon voisin, en allemand et à très haute voix: " Cet homme a I'âge de mon père". C'est ma seule riposte possible.
Deux heures après, me voici à Burgberg, au sommet d'une colline. On nous installe dans une grande salle, contiguë à celle des Allemands qui nous encadrent. Désormais, chaque matin, nous descendrons vers la rivière dont nous devrons piocher les rives pour obtenir des à-pics soi-disant anti-chars. Travail harassant, presque toujours sous la neige et le vent, de 7 à 17 heures, sous la férule des sbires de I'organisation Todt.

Un matin, notre équipe passe près d'un soldat tout de noir vêtu, posté près d'un trou de mitrailleuse creusé la veille. II nous interpelle: " Français?". Sur notre réponse affirmative, il reprend: " Moi aussi!" et I'un de nous se hasarde:" Vous êtes dans I'armée allemande?". II répond avec un éclat de rire: " Surtout pas! Division Charlemagne! Nous sommes des Français aux côtés des Allemands. II le faut bien, si I'on veut faire barrage au communisme!". C'est le premier individu de ladite division que je vois. Mais nous en avons connu d'autres de la même engeance. Au fait, que sont devenus les miliciens de Darnand?
Un autre jour, en remontant à Burgberg, nous traversons un petit bois, ce qui raccourcit un peu notre trajet habituel. À peine engagés, nous nous retrouvons avec, à notre gauche, des soldats couchés à plat ventre. Sur un ordre clamé au loin, ils se mettent à ramper. Notre présence les laisse indifférents. Ils grimpent, s'aidant des pieds et des coudes, puis s'arrêtent, puis repartent. Au haut de la colline, que nous venons d'atteindre, un coup de sifflet les fait tous s'asseoir. Ils ôtent leur casque, découvrent leur visage : ce sont des enfants; 14 ans, 15 ans au maximum . L'Allemagne est décidément à bout de souffle. Elle mobilise toutes ses ressources: des hommes âgés qui ne peuvent plus être soldats (c'est le Volkssturm, le "bataillon du peuple"), aussi bien que des adolescents qui, jusqu'ici, ne pouvaient I'être.
Par analogie je repense à une autre scène.
Vers le 20 mars, au bruit des canons très proches, nous avons quitté Burgberg en hâte. La retraite reprenait. De jour en jour elle a alors changé de visage. Des civils se mêlaient à nous, des prisonniers de guerre, des fantassins de la Wehrmacht. Débarqués d'un camion, des Français nous ont rejoints. Des SS les avaient contraints d'aller récupérer du bétail entre les lignes ennemies. Les avions russes avaient bombardé des villages. Des maisons brûlaient, leurs habitants fuyaient.

Toute cette débâcle n'était pas très différente de celle que j'avais vécue en juin 40.
Un jour, nous avons fait halte dans une cour d'école, que des soldats s'apprêtaient à quitter, disciplinés comme d'habitude, mais de toute évidence peu enthousiastes. C'est alors que se sont rangés près d'eux des jeunes, très jeunes, aux capotes trop longues, aux casques mal ajustés; et puis se sont avancés sept ou huit motocyclistes, pas plus âgés, 14 ou 15 ans. Au signal, ils ont fait pétarader leurs machines, et sont partis.

À ce moment, j'ai pensé à Pierre Schmidt, notre "surgé", se faisant rouer de coups dans la cour du lycée, un milicien lui criant: "Tu n’as pas honte! Envoyer des gamins à la boucherie! ". C'était, ce jour-là, une phrase absurde, calomnieuse, chargée de haine. Aujourd'hui, nul ne pouvait le contester, c'était bien une réalité, hélas! qu'elle exprimait.

Nous sommes arrivés le 30 mars (vendredi saint), à Freudenthal, lieu où les chleuhs ont repris les choses en mains. Au cours de la débandade, notre équipe lycéenne s'est dispersée. Gil et Pierre Figuet s'étaient séparés de nous depuis longtemps, Marcel nous avait quittés, mais en une semaine nous avons perdu René, Baimbain, Bambard, puis Nanam. Un peu plus tard, certains se retrouveront, se sépareront à nouveau...

Moi, j'ai eu de la chance. Passant devant une table de contrôle je me suis déclaré dessinateur et marié. Un Feldwebel (adjudant) avait besoin de 20 Français; j'ai fait partie du lot et nous avons tous été immédiatement employés comme brancardiers, dans un collège transformé en hôpital.

On entendait le front à quelques 25 km. Depuis, son grondement a continué, chaque jour, sans désemparer. Un train, faisant la navette, n'a cessé de nous amener des blessés. Travail fatigant, aux journées très longues, de 6 heures à 19-20 heures, parfois davantage. Mais notre nourriture quotidienne a toujours été assez copieuse, et il faut bien dire que s'y sont ajoutées les rations abandonnées volontiers par des soldats très affaiblis. On nous affectait aussi, par alternance, à des travaux beaucoup moins pénibles (balayage, épluchage des patates...)

Trois semaines ont suffi pour que la forme revienne. Jamais je n'aurais pensé qu'un homme puisse reprendre autant de poids en si peu de temps. D'autres, hélas! n'en ont pas pris. L'autre jour, Raymond et Mimile ont transporté un blessé qui leur a paru très léger. En soulevant sa couverture, ils se sont aperçus qu'il était amputé des deux jambes.

En un mois, nous avons enterré dans des sacs en papier, une soixantaine de morts, dont quelques Russes, que leurs geôliers ont dédaigné de soigner pour ne pas dire laisse mourir de faim.

Et ce matin...
Finis, les retours-arrière, les méditations ! Branle-bas général. Des camions se rassemblent. La Wehrmacht a entassé à la hâte des blessés dans des cars et même dans des autos. Le gros des troupes quitte les lieux. Le Feldwebel nous serre la main, très ému, puis part très vite en nous promettant que, dans quelques instants, un véhicule viendra nous chercher.

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Récit 4

Que faire? Attendre pour aller à I'ouest? Ou nous cacher jusqu'à I'arrivée des Russes ? II n'y a plus à hésiter: le camion promis est ici.

II nous emmène sur une route encombrée de toutes sortes de véhicules et de fuyards, civils ou militaires. Une fois de plus, c'est la débâcle.

Nous sommes le 5 mai. À minuit nous rejoignons enfin la caravane qui nous a précédés, déchargeons aussitôt les camions, les autos, les bus, d'un matériel sanitaire hétéroclite, et à 2 heures on nous emmène en gare pour transporter des blessés.

À 5 heures nous revenons vers le matériel, pour dormir un peu.
Dans la matinée, il nous faut recharger. Ce n’est pas sans satisfaction que nous voyons les derniers "Sanitärs" nous abandonner enfin, et s'éloigner de cette bourgade dont le nom, j’en suis sûr, restera gravé dans ma mémoire: "Romerstadt", ville de Rome.

Les habitants, s'il en reste, doivent s'être terrés dans leurs maisons ; la rue est aux étrangers. Certains, dans leurs pérégrinations, ont su par la radio que Roosevelt était mort à la mi-avril, Mussolini huit jours après, fusillé par le peuple. Quant à Hitler, il se serait suicidé à son quartier général, mais peut-être a-t-il fui.

La canonnade se rapproche. Des mitrailleuses crépitent. Nous trouvons un abri dans le sous-sol d'une école. La cave voûtée n'étant pas très grande, je m'installe dans un couloir, sur une couche improvisée, derrière un mur très épais.

À midi, les obus russes commencent à pleuvoir sur la ville. Soudain, fracas épouvantable, I'un tombe dans la cour, près d'un soupirail, et fait voler en éclats la porte près de laquelle je m'étais étendu, recru de fatigue. Le mur a tenu bon. Mes oreilles bourdonnent.

A 19 heures, plus rien. Silence complet. Je me recouche.
À 23 heures, Raymond vient me réveiller. "Les Russes sont là!" me dit-il. " Où cela? - Mais dans la cave!". Ils sont trois, nous interrogent, nous donnent de la nourriture, du tabac, puis s'en vont. Au petit matin, trois autres arrivent, et repartent, juste le temps de voler la montre de Petit.
Dehors, le spectacle est indescriptible. Tout n’est que violence, pillages, incendies. Nous prenons la route d'Olmutz.

En chemin, des soldats de la Gwardia de Staline nous apprennent la fin de la guerre: I'Allemagne a capitulé sans conditions. Ils nous approvisionnent, et nous repartons, le cœur léger. Bientôt, la liberté!

Le paysage est magnifique. Le va et vient des véhicules de I'armée est incessant. On nous indique que les salves que nous entendons proviennent de SS qui s'obstinent à continuer la lutte. Dans la vallée, un château brûle.
Le soir, nous faisons halte dans le pavillon d'entrée d'un sanatorium. À peine attablés dans la cuisine nous avons la visite de quatre soldats, plutôt éméchés, mais qui, lorsqu'ils comprennent que nous sommes " franzuskis", tiennent à fraterniser. Ils nous invitent à aller violer les infirmières.

Le lendemain matin, nous trouvons le vieux jardinier du sana, en pleurs et prostré sur le pas de sa porte. Non seulement les "Yvans" ont mis leur projet à exécution mais, sous ses yeux, ils ont violé sa femme et sa fille.
En fin de journée, nous pénétrons dans une petite propriété où le clapier et le poulailler nous livrent deux lapins et deux poulets, aussitôt trucidés et préparés. Las! au moment où tout est cuit à point, assorti d'une purée abondante, trois Russes font irruption, nous manifestent bruyamment leur sympathie, puis engloutissent nos deux poulets.

Le jour suivant, après quelques détours, nous atteignons Sternberg, d'où nous devons repartir pour Bärn, où I'on doit nous délivrer des laissez-passer nous permettant d'être rapatriés ( ! ).Nous y sommes très bien accueillis. Le repas est copieux, les lits (ou plutôt les sommiers), excellents.

Après une nuit réparatrice, on nous embarque dans des camions.
II nous faut longtemps pour franchir les quelques 50 km qui nous séparent de Troppau. La ville est complètement détruite, brûlée, pillée, saccagée. Sur la place affluent de nouveaux arrivants de plusieurs nationalités. II nous faut attendre, attendre. Trois d'entre nous finissent par obtenir un entretien, dont un Parisien, assez âgé, qui s'est offert pour servir d'interprète.
II est d'une famille de "Russes blancs", arrivée an France après la guerre de 14. Nous ne le reverrons pas. L'officier du commandement de la place, entré dans une violente colère, I'a intimé de rejoindre la mère patrie.

Ordre nous est donné d'aller à Ratibor. Autant dire que, partis de Heydebreck le 25 janvier, nous aurons tourné en rond.

Le camp qui nous reçoit est énorme. II y ici des Polonais, des Tchèques, des Yougoslaves, des Serbes, des Russes, des Anglais, des Italiens, 1500 personnes en tout dont quelques 200 Français.

Ici, c'est I'éternelle attente. De jour en jour on nous promet le départ, tantôt pour I'est, tantôt pour I'ouest. Notre vie quotidienne est ponctuée par trois repas (de flocons d'avoine en quantités), à 8 heures, 15 heures et minuit. Pour tromper I'ennui, on joue au foot, on organise des bals (les femmes sont peu nombreuses), avec accordéon, violon, guitare, balalaïka, et surtout, longuement préparée, une soirée de variétés.

Le numéro serbe a du succès. Un violoniste se produit sur scène. Est-ce bien son instrument qu'on entend? Interpellé par un comparse, il s'interrompt, proteste, s'excite, gesticule, ne sait que faire de son archet et finalement I'accroche à son zizi jaillissant de sa braguette. L'appendice n’est autre, bien sûr, que son index car le bras qui soutient le violon est factice. Quelle ingéniosité! Quelle distinction! Les Belges aussi sont longuement applaudis. Déguisés en femmes, ils ont mis au point un french'cancan se terminant, évidemment, par le traditionnel mouvement de fesses en I'air.

Le chef de camp nous fait appeler dans son bureau. II me félicite d'avoir fait chanter la Marseillaise non seulement à un petit groupe de Français, mais à tous mes compatriotes du public. En revanche, il adresse des reproches au violoniste serbe, et au chef de la troupe des Folies Bergères. Roulant une cigarette grosse comme le pouce dans du papier journal, il I'allume, envoie sa fumée à notre nez, puis continue à fustiger mes voisins qui n’ont, décidément, aucune culture. "Niema Kultura! "

II se calme, finit par sourire, se Iève. Son accompagnement à la porte est ponctué d'un rot tonitruant et, je puis en témoigner, franchement nauséabond.

28 mai, 9 heures du matin, un train chargé de Français et de quelques Tchèques quitte enfin Ratibor. Ces deux semaines ont été interminables. Nous sommes sommairement installés, par 15 ou 20, dans des wagons à bestiaux mais peu importe!

Nous roulons lentement, nous arrêtons souvent. Après Troppau, nous devons laisser passer un train de prisonniers allemands, dont les têtes, à travers les ouvertures barricadées, nous apparaissent complètement rasées.
Nous n'atteignons Olmütz que le lendemain matin. L'après-midi, trois heures d'arrêt à Trébovice, puis descente du train à Zwittau, pour repas et couchage, dans une très vaste école.

Le lendemain, pas de départ, ni le lendemain, ni le surlendemain. Et cela encore deux semaines, presqu'autant qu'à Ratibor. On essaie bien d'organiser des distractions, des radio-crochets, mais le cœur n'y est pas.

15 juin, enfin, c'est le départ, cette fois, c'est promis, définitif! Le soir du 16, le train s'attarde longuement vers Prague, puis en repart très tard, pour atteindre Pilsen, au matin du 17, à 8 heures et demie.

À notre descente, sur le quai, un soldat s'approche, chemise kaki au col ouvert, casque sur I'oreille : pas de doute, c'est un Français! En effet, et c'est même un capitaine. Je lui apprends que dans notre wagon sont rassemblés des Résistants déportés, ce à quoi il répond : "Ce soir, vous couchez chez vous".
J'ai peine à contenir ma colère, lui expliquant que les promesses, nous connaissons cela depuis plus d'un mois. II nous rassure et répète : "Ce soir vous couchez chez vous."

Une heure après, nous sommes à I'aéroport de Pilsen. On nous restaure. Enfin deux avions se présentent sur les pistes. Nous y courons. Au moment de grimper dans I'un, énorme surprise: Roger Lebœuf est Ià! Nous I'avions perdu de vue depuis Freudenthal, où il a pu être soigné après extraction de la balle qui I'avait abattu... pour désobéissance. Le voici rétabli. Nous partageons sa joie, et ses espoirs.

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Épilogue

 

Dans I' avion, nous sommes sagement assis, alignés le dos aux parois, face à face. Les moteurs ronflent. L'appareil roule sur un sol bosselé, accélère puis hop! plus rien! Heureuse sensation! J'ai vingt ans, je prends mon baptême de I'air et je m'envole vers la France.

Vient un moment où nous plongeons brusquement, puis remontons, et ainsi plusieurs fois. On nous rassure. Ces trous d'air sont habituels au-dessus de la Forêt Noire. Mon estomac proteste. Je me dirige vers la queue de I'appareil: le potage aux légumes déshydratés qu'on m'a donné au départ ne me convient absolument pas et, généreusement, je préfère le rendre.

Le voyage n’est pas long; nous descendons sur Lyon. L'atterrissage est un peu cahotique, et le Dakota s'immobilise, puis se met à rouler, tourne, retourne, bizarrement, et lorsque nous en descendons, nous comprenons pourquoi. Une vingtaine de soldats se font face sur deux rangs, claquent des talons, saluent militairement, et la Marseillaise éclate.

Je suis complètement abasourdi. L'émotion m'étreint. Je m'immobilise, les larmes aux yeux. Nous sommes tous là, en haillons, et I'on nous rend les honneurs! Certes les épreuves, les souffrances ne nous ont pas épargnés, mais pour autant, nous ne sommes pas des héros! ...

Les hauts-parleurs se taisent. Des jeunes femmes en uniforme se précipitent sur nous, introduisent dans nos manches, nos bas de pantalons, nos échancrures de vestes des sortes de seringues crachant une poudre blanche. C'est ici une façon bien inattendue de faire la chasse aux parasites ...

Des infirmières arrivent, puis des jeunes filles qui nous prennent par le bras, par les épaules, nous questionnent, nous emmènent dans une grande baraque, nous font asseoir. " D'où venez-vous? Combien de temps êtes-vous restés la-bas? Vous êtes des lycéens de Bourg? Pas possible! ", et puis, cette question: "Que préférez vous: du café? du thé? une boisson fraîche?". II fait chaud. Je crains d’être ridicule en demandant: "Avez-vous du cacao?"

Deux minutes après, je savoure, par petites gorgées, un bol de chocolat qui me rappelle mes petits déjeuners d'avant-guerre. Je me revois chez nous, attablé à la cuisine, au milieu d'objets familiers. Fatalement, je pense à la madeleine de Proust.
Le car qui nous emporte de Bron à Sathonay est bien différent de celui qui nous a conduits, voici un an presque jour pour jour, de la gare de Lyon à la Pépinière. Au camp militaire, tout a été prévu: douches, examen médical, repas, formalités administratives. Le train pour Bourg ne partant que le soir, nous rendons visite, Pierrot et moi, à Jean Daujat, un de ses amis que je connais aussi et qui habite à deux pas.

II n' a pas le téléphone, mais que Pierrot ne s'inquiète pas; dès le retour des voisins, absents en ce dimanche après-midi, Jeannette, son épouse, pourra être prévenue à Marlieux. Moi, je demande au contraire qu'on garde le silence. Je souhaite que mon arrivée soit une surprise, et, pour ce soir, qu'elle demeure discrète.

Jean Daujat a mangé la consigne. À Villars, sur le quai de la gare, ma mère, mon père, mon frère m'accueillent, m'étreignent, accompagnés de très nombreux amis. Je laisse Pierrot, mon grand copain de tous les jours, mon aîné, poursuivre sa route.

Dans la rue du village, que de monde! Beaucoup de jeunes, mais des anciens aussi: les voisins, I'instituteur, le curé, le pharmacien... Tous les miens sont là, À une exception près; mais je sais bien que je reverrai bientôt celle à qui je n'ai cessé de penser chaque matin, chaque soir, Ià bas, très, très loin.

On parle, on rit, on s'embrasse. II y a vraiment foule dans le magasin. Ma mère me débarrasse de ma veste de l'armée belge, qu'elle trouve affreuse.

À table, elle me sert du rôti de veau (mais oui!), des Iégumes du jardin. J'accepte une goutte de bon vin, mais surtout, je m'extasie sur ma tranche de pain, d'un blanc éblouissant.
II est tard quand je monte dans ma chambre, où tout est Ià, petite chaise, livres, photos au mur, comme à mon départ. Le lit est trop mou. Je ne puis m'endormir. Alors je m'étends dos au sol, sur la descente de lit. Mon corps est Iéger. Je suis heureux, "aux anges".

La formule me plaît, et je revois alors une vieille maman, à jamais privée de son mari, de ses enfants, inconsolable. De son message, je donne cette nuit une traduction peut-être moins littérale mais à mon sens bien plus fidèle que celle énoncée après la mémorable tempête : "Quand les anges partent en voyage, tout le ciel se met à sourire".

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Additif

 

Les quelques semaines qui ont suivi mon retour se sont passées en heureuses retrouvailles, en visites, parfois joyeuses, parfois très tristes, en démarches administratives, évidemment, et bien sûr en découvertes, la guerre, la libération ayant tout transformé.

Une photo, dans une vitrine de Bourg, m'a profondément marqué. Un homme, ligoté à un poteau d'exécution, faisait face au peloton d'Allemands, qu'on voyait de dos, en casques et prêts à tirer. Son sourire était extraordinaire.

Autre photo, épouvantable: des déportés, squelettiques, hagards, sur leurs châlits ou derrière les clôtures de leur camp. Et d'autres encore: des cadavres, entassés pêle-mêle, dans de vastes tranchées.

J'ai su à ce moment Ià qu'existaient des camps où les nazis gazaient les arrivants, puis expédiaient leurs dépouilles dans des fours crématoires.
Puis j'ai appris que Barrange, Tourrette avaient été fusillés, que Paul Morin, Marcel Cochet, Marcel Thenon, René Lethenet étaient revenus de Dachau, Buchenwald, mais que d'autres étaient morts Ià-bas, à Neuengamme, Mauthausen...

J'ai appris qu'avaient été tués Pierre Schmidt, Bensoussan, à la bataille de Meximieux, et Franchi, Rabeyrin, Guerrier, à Léaz, à Varennes et dans les Alpes.

J'ai appris que René Lumalé, tenant absolument à participer à notre libération, s'était engagé dans la 1ère Armée et s'était fait tuer en Rhénanie.

J'ai appris que lors de leur retraite, les Allemands avaient abattu des Résistants au bord de nos chemins de Dombes (dont Odette, une amie de 22 ans, à La Chapelle-du-Châtelard ).

J'ai appris que le 10 juin, pendant que nous étions dans les caves de I'Hôtel de I'Europe, sous la coupe des miliciens, la division Das Reich avait enfermé plus de 600 personnes, hommes, femmes, enfants, dans une église, à Oradour-sur-Glane et les avait exterminées par le feu.

J'ai appris, j'ai appris...
J'ai surtout compris qu'il me restait beaucoup à apprendre.
Mais aussi que, désormais, quoiqu'il arrive, je n'avais d'autre choix que de persévérer, que de demeurer fidèle aux valeurs qui m'avaient conduit à m'engager à 18 ans, déjà bien persuadé, à cette époque, que ne pourrait jamais s'épuiser le sens de ce simple mot: Résistance.

 

François RABUEL

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