La libération du fort Montluc à Lyon
Léon LANDINI


Arrêté le 25 juillet 1944 par des miliciens en civil, ils m'amenèrent à leur siège où immédiatement ils commencèrent "l'interrogatoire", c'est-à-dire coups de pieds, coups de poings, coups de matraques et de nerf de bœuf.
Devant mon silence, mes tortionnaires me conduisirent au siège de la Gestapo en compagnie de quatre personnes qui avaient été arrêtées en même temps que moi. En présence des nazis, "l'interrogatoire" reprit avec beaucoup plus de violence encore. Les Allemands regardaient et les miliciens frappaient.
Un de ceux qui nous frappait, regarda avec attention un de mes compagnons d'infortune et lui dit soudain: « Toi, je te reconnais, en 1936 tu vendais "l'Avant-Garde" place des Cordeliers et avec tes camarades vous m'avez flanqué une raclée et en plus tu es juif ». Là dessus, il s'acharna sur le malheureux qui s'écroula, un flot de sang lui sortit par la bouche; il avait cessé de vivre.
Jusqu'au soir et afin de nous faire parler, les coups succédèrent aux coups, à la tombée de la nuit ils me descendirent à la cave, car j'étais dans l'impossibilité de marcher. Je venais de subir une fracture du crâne, deux vertèbres cervicales abîmées, un testicule écrasé ainsi que de nombreuses contusions sur tout le corps.
Dans cette cave, se trouvaient une cinquantaine de personnes, mais plus une seule n'avait un visage humain. Les films d'épouvante auraient de la peine à reproduire de façon parfaite l'image de tous ces hommes complètement défigurés.
Dans la nuit, ils nous conduisirent par camions à la prison du fort Montluc.
Montluc en juillet 1944, Montluc où étaient entassés plus d’un millier d'hommes et de femmes écrasés de chaleur, d'angoisse et de faim. De cette faim qui ne vous lâche jamais.
Des hommes enfermés dans une cellule d'un mètre quatre-vingt sur deux mètres vingt, avec une lucarne à deux mètres cinquante du sol, close par sept barreaux que nous regardions continuellement et par laquelle nous parvenaient le bruit et les cris des gens qui à l'extérieur vaquaient à leurs occupations.
Dans ce réduit, 8 ou 9 personnes, entièrement nues, à cause de la chaleur, mangées par la vermine, allongées à même le sol, attendaient, espérant qu'on les oublie, car elles ne savaient pas trop ce que signifiait un appel-police! Cela voulait dire "interrogatoire". Le soir lorsque les gardiens ramenaient "l'interrogé", son pauvre corps était méconnaissable. Très souvent, les premiers mots qu'il prononçait étaient: "Je n'ai pas parlé".
Que de tristes souvenirs, nous les rescapés de Montluc, avons-nous gardés de cette période. Cinquante ans après, ils nous oppressent encore tant il est vrai qu'après notre sortie de cette prison plus rien n'a été tout à fait pareil.


De ma mémoire embrumée des images remontent, telles celles de ce 20 août 1944: violents bruits de bottes dans les couloirs, des portes qui claquent, des cris, des noms, c'est notre tour! Notre porte s'ouvre, la tête d'un S.S. apparaît, il nous crache trois noms au visage"Vial - Véron-Lacroix - Denavit - police bagage!" Cela signifiait "départ sans retour" et la porte se referme, laissant ainsi aux trois malheureux, le temps d'enfiler leurs vêtements.
Je regarde le visage de mes compagnons, il est vert, ils savent ce qui les attend, ils ont compris qu’ils arrivent au bout du chemin. Quelques secondes leur ont suffi, ils reprennent le dessus.
Denavit s'approche de moi et doucement, comme s'il ne voulait pas que nos gardiens, derrière la porte, puissent entendre, il me dit: "J'appartiens à "Témoignage Chrétien", ma femme est enceinte, si tu t’en sors va la voir, dis-lui que je l'aime, que je souhaite pour notre fils - car ce sera un fils - qu'il puisse vivre libre et en paix, c'est pour cela que j'aurai donné ma vie. Dis-lui d'embrasser tous les miens, mes camarades, mes amis, dis-lui encore que je mourrai en bon chrétien et que ne je montrerai pas ma peur à mes bourreaux".
Véron-Lacroix me dit à son tour: "Je suis aussi de "Témoignage Chrétien". Puis c'est au tour de Vial: "Je suis communiste, en tendant ma poitrine à mes assassins, je crierai "Vive la Liberté, vive la France!". Voici la dernière image que je conserve de ces trois martyrs, qui furent massacrés, et leurs corps brûlés, avec 117 autres à Saint-Genis-Laval.
Il convient de rappeler, qu’entre le 15 juillet et le 20 août 1944, près de 450 prisonniers du fort Montluc ont été exécutés dans les environs de Lyon.


Quatre jours après, dans la matinée, nous avons entendu, pas très loin de la prison, des explosions et des coups de feu, nous espérions, nous souhaitions que cela annonçait notre libération.
Ce n'est que dans la soirée que les Allemands abandonnèrent Montluc, fusil en bandoulière et sac au dos. La joie envahit nos cellules et tout à coup, comme un coup de tonnerre, éclata "Le chant du départ", que les emprisonnés chantaient d'une seule voix, ensuite ce fut "La Marseillaise" et pour terminer "L'Internationale", nous vibrions tous, car cette chanson n'était pas seulement un cri en faveur de la Liberté, mais représentait un défi à l'oppresseur.
Quelques instants plus tard, les portes de nos cellules enfoncées, nous nous retrouvions dehors, heureux et libres.


Ce n'est que par la suite que je devais apprendre que nous devions notre liberté aux combattants du Bataillon F.T.P.-M.O.I. Carmagnole qui avaient déclenché l'insurrection et se battaient contre "les boches" dans les rues de Villeurbanne.


Quelques années plus tard, "les rescapés du fort Montluc" firent ériger un monument sur l'enceinte de la prison, où est inscrite cette phrase: "Ici souffrirent, sous l'occupation allemande, dix mille internés victimes des nazis et de leurs complices - sept mille succombèrent. L’insurrection populaire F.F.I. libéra 950 survivants le 24 août 1944".


Léon LANDINI